Démarche cyber

Ici, je vais décrire la démarche cyberethnographique nécessaire en guise de pré-enquête sur cette recherche, et toutes les réflexions éthiques qui émergent de cette démarche.

Pourquoi la cyberethnographie ?

Explorer les mécanismes de développement de la polémique pénitentiaire, dans un premier temps, c’est surtout chercher sur internet les polémiques de différents niveaux. On constate des polémiques qui se limitent aux réseaux sociaux, par la diffusion sur des comptes d’influence avec un grand nombre de réactions. Ensuite, certaines polémiques excèdent les réseaux pour apparaître sur la presse écrite, par l’appropriation non seulement de l’événement déclencheur de la polémique par les journalistes, mais également, parfois, des réactions des internautes. Enfin, certaines polémiques ont une grande ampleur, jusqu’à une diffusion télévisuelle, d’abord par les chaînes ou émissions d’information. Plus rarement, les polémiques expirées font l’objet d’une réappropriation ultérieure par réalisation d’une oeuvre artistique (le plus souvent cinématographique de fiction ou documentaire).

Pour que ce document soit plus pratique à exploiter, je propose de nommer ces niveaux selon une échelle d’ampleur.

1. Polémique restreinte privative (polémique sur le contenu original)
2. Polémique restreinte publique (polémique sur des rediffusions au sein d’une même plateforme sur d’autres comptes)
3. Polémique interplateforme (polémique sur des rediffusions au travers d’une ou plusieurs autres plateformes)
4. Polémique presse
5. Polémique télévisuelle
6. Polémique réappropriée

On observe aussi 3 temps pour chaque seuil de cette échelle : avant, pendant, après. Lorsqu’une polémique gravit un échelon, c’est à la troisième étape. Parce qu’un jargon facilite à la fois la réflexion et la transmission, nous utiliserons les préfixes : pré-, in-, post- avant de désigner le seuil de l’échelle.

Exemples d'utilisation du jargon de ce document

• Une publication d’un internaute non-impliqué dans l’événement polémique, mais participant à celle-ci par une réaction, sur les réseaux sociaux, pour une polémique atteignant le seuil “polémique télévisuelle” : publication de réaction post-polémique télévisuelle.
• Un publication initiant une polémique par la rediffusion sur une autre plateforme : republication pré-polémique interplateforme. Ce jargon mérite d’être réajusté collaborativement au sein de l’équipe, mais permet une grille de lecture pour approcher la complexité du terrain.

La majorité de ces polémiques prennent leur source dans la diffusion de vidéos ou photographies dans un cadre privatif, c’est en tout cas ce que révèlent les articles de presse collectés dans la première étape exploratoire de cette enquête.

Pré-enquête cyberethnographique

Une fois que la source des polémiques est entendue, il faut la localiser sur le cyberespace. Pour cela, une pré-enquête est nécessaire, afin d’identifier les plateformes et canaux de diffusion potentiels de génération de la polémique.

Les plateformes suivantes ont été testées, tour à tour, avec les moteurs de recherche proposés par les plateforme. L’attitude du chercheur est donc d’utiliser ces plateformes comme s’il les découvrait :

• Facebook : uniquement des republications et réactions post-polémique presse et télévisuelle. Peu de republications polémiques interplateforme.
• X (ex-Twitter) : essentiellement des réaction in-polémique (interplateforme/presse/télévisuelle), et la majorité des republications pré-polémique interplateforme sont sur cette plateforme.
• Instagram : Publications originales pré-polémique restreinte privative (celles-ci sont difficiles à observer du fait des restrictions des utilisateurs et d’un fort effet bulle de filtre), et des comptes dédiés¹ à la republication pré-polémique interplateforme.
• TikTok : Publications originales pré-polémique restreinte privative (celles-ci sont difficiles à observer du fait des restrictions des utilisateurs et d’un fort effet bulle de filtre, et l’absence d’un moteur de recherche efficace), et des comptes dont le rôle est essentiellement le “repost”². Les comptes de détenus, comme les comptes de dédiés/reposts proposent le plus souvent un lien snapchat.
• Snapchat : Les comptes sont le plus souvent privatifs, les contenus sont soit des stories (vidéos courtes éphémères), soit des vidéos courtes qui rappelle le format TikTok ou Reels d’Instagram. Les contenus sont le plus souvent des publications pré-polémiques restreinte privatives.

Pour observer les mécanismes de développement de la polémique pénitentiaire, il faut donc attacher chaque plateforme observée à un seuil. Et c’est l’objet de l’hypothèse que je formule dans cette exploration : Une publication restreinte privative devient l’objet d’une polémique presse, télévisuelle ou réappropriée après avoir été republiée sur une plateforme différente que la plateforme originelle.

Méthode d’exploration au travers des bulles de filtres

Pour observer ces publications restreintes privatives sur des plateformes où l’effet bulle de filtre est important, le seul moteur de recherche ne suffit pas. L’exploration, dont l’objectif est le repérage des publications vidéos à fort potentiel polémique (supposé ou observé), passe par une observation participante par la pratique d’entrainement de l’algorithme de découverte.

Disclaimer

À ce stade, il est important de rappeler que nous sommes dans une démarche exploratoire, afin de comprendre les outils et conventions interactionnelles du terrain observé. Aucune donnée n’est collectée, les propos sont donc exclusivement issus d’une observation empreinte d’une subjectivité évidente. Pour autant, la démarche ethnographique suggère que cette subjectivité permet de rendre compte de la complexité à la fois du terrain et de l’objet d’étude.

Notre première intuition était donc que certaines plateformes sont destinées à la “vie de la polémique” une fois celle-ci déclarée : X, Facebook ; et d’autres plateformes portent plutôt le rôle de source de ces polémiques : Snapchat, TikTok. Les premières hébergent des données qui sont trouvables par les moteurs de recherche, pour peu que les paramètres de confidentialité le permettent. Pour les secondes, l’approche par moteur de recherche est véritablement différente, voici une note dédiée à TikTok et une autre à Snapchat.

Trois méthodes s’offrent à nous :

1. La curation par mots-clés uniquement.
2. La curation par mots-clés avec implication dans une communauté virtuelle.
3. La curation par entraînement de l’algorithme de découverte.

L’intérêt de la pré-enquête est de pouvoir tester les trois méthodes de découverte, avant la collecte de données.

Voici donc notre constat sur les trois méthodes de curation :

1. Les mots-clés uniquement sont clairement insuffisants pour rendre compte de la complexité des dynamiques sociales à l’oeuvre. De plus, il est nécessaire de maîtriser le jargon des tendances (trends) sur les réseaux sociaux basés sur la découverte algorithmique ou de décrire avec une certaine précision sémantique le contenu attendu de la vidéo.
2. Les mots-clés combinés à l’implication dans une communauté virtuelle est très efficace, mais aussi très fastidieux. La plupart des membres de ces communautés ne sont pas des producteurs de contenu, uniquement des observateurs, et les volumes de followers/commentateurs sont énormes sur TikTok, la confidentialité sur Snapchat ne permet pas d’exploiter ce mode de découverte/curation.
3. L’entrainement algorithmique peut apparaître fastidieux, mais il semble que l’algorithme apprenne vite, et l’effet bulle de filtre est fort sur TikTok et Snapchat, donc la découverte de comptes/contenus est finalement efficace, même si cette méthodologie n’est pas vraiment documentée par la communauté scientifique.

• Il faut que j’aille plus loin dans la question du performatif ✅ 2025-02-18

Footnotes

1. Ces comptes publient des contenus qui ne leur appartiennent pas, soit en décrivant un processus de curation (“envoyé depuis une prison du Paraguay”), soit en omettant le processus de curation. La plupart des vidéos ont le watermark TikTok apposé, ce qui justifie de se rendre sur TikTok. ↩

2. Les reposts TikTok permettent de transmettre à sa communauté d’abonnés une vidéo diffusée par un autre utilisateur de TikTok en préservant la paternité de la vidéo. Alors les reposts sont affichés dans une section spécifique sur le compte TikTok “REPOSTS”. ↩