Comme d'habitude, un document généré à partir de mes réflexions et lectures. Ça me permet d'avoir des fiches qui lient lecture et raisonnement facilement et partageables.
Modèle : GPT 5
La posture abductive décrite dans la première partie de ce document ne se réduit pas à une logique d’inférence : elle implique un positionnement méthodologique et épistémologique fondé sur le doute, l’ajustement et l’attention portée à l’événement. Cette posture trouve une résonance forte dans les approches interactionnelles et ethnométhodologiques, qui insistent sur la capacité des acteurs sociaux à produire, dans l’action, les cadres d’interprétation de leur monde.
À partir de cette conception située de l’enquête, la seconde partie du document explore les implications concrètes de l’abduction dans le design de recherche. Elle justifie le recours à une pluralité de contextes d’observation – ou conditions expérimentales – non pas comme une stratégie de diversification descriptive, mais comme une nécessité analytique pour faire émerger, éprouver et reformuler les hypothèses à partir des écarts, des résistances et des effets de contexte. Cette articulation entre posture et méthode constitue l’ossature du raisonnement empirique dans la recherche ici menée.
Abduction pragmatiste et ethnométhodologie : une posture de recherche située
1. L’abduction comme stratégie d’enquête
Dans leur article, Hallée, Klitsch et Vandewattyne (2017) proposent une relecture pragmatiste de l’abduction, fondée sur les travaux de Peirce. Ils insistent sur le fait que l’abduction n’est ni une simple déduction ni une induction : c’est une opération logique qui permet la formation d’hypothèses explicatives à partir d’un trouble, d’une dissonance, d’une surprise. Elle repose sur une perturbation des routines interprétatives et sur la mise à l’épreuve des croyances incorporées.
« L’abduction est l’unique opération logique qui introduit une idée nouvelle » (Hallée et al., 2017, p. 210).
En cela, l’abduction constitue une posture d’enquête qui engage le chercheur à accueillir l’incertitude, à s’exposer à des données inattendues, et à reformuler ses cadres d’interprétation à partir des résistances que lui oppose le terrain.
2. L’expérience du doute comme point de départ
Chez Peirce, toute enquête authentique commence par un doute. Ce doute n’est pas une incertitude intellectuelle abstraite, mais un trouble de la croyance, une rupture dans les habitudes d’action. La croyance est ainsi entendue comme une disposition incorporée à agir d’une certaine manière dans un certain contexte. Quand une situation ne correspond pas à ce que la croyance permet de comprendre ou de gérer, elle devient le point de départ d’une nouvelle enquête.
Dans une posture abductive, le chercheur se place donc dans une logique de reformulation permanente. Il ne cherche pas à confirmer des hypothèses déjà constituées, mais à produire des hypothèses ajustées aux dynamiques observables dans les situations sociales concrètes.
3. Une méthode située, construite dans l’action
L’abduction, selon Hallée et al., ne peut être dissociée de son ancrage empirique. C’est en confrontant ses catégories d’analyse à des situations sociales vécues, dans lesquelles surgissent des désaccords, des malentendus, ou des résistances, que le chercheur peut construire des hypothèses significatives.
Cette logique justifie la multiplication des situations contrastées dans la recherche : il s’agit de faire varier les conditions d’observation pour tester la robustesse des hypothèses émergentes et pour comprendre ce qui, dans les contextes, module les effets d’un même phénomène.
4. Des hypothèses ancrées dans le vécu
Dans une logique abductive, la construction d’hypothèses ne se fait pas en surplomb, à partir d’un modèle théorique figé, mais au contact des pratiques. Le chercheur observe, compare, s’étonne, reformule. Les hypothèses prennent forme à partir de régularités, d’échos, de contrastes observés dans les manières de faire, de dire, de catégoriser ou de problématiser le monde.
Cette posture rejoint les préoccupations de l’ethnométhodologie : elle permet de considérer que les membres des mondes sociaux sont eux-mêmes producteurs d’analyses, de descriptions, de typifications — et que c’est en s’immergeant dans leurs manières d’agir et de dire que le chercheur peut formuler des hypothèses pertinentes.
5. Implications pour la recherche : diversité des terrains, unicité de la question
Cette lecture de l’abduction permet de justifier un design de recherche fondé sur la diversité des contextes (espaces numériques, interactions institutionnelles, entretiens cliniques, etc.) tout en maintenant une unité problématique. Ce n’est pas la variation des terrains qui affaiblit la cohérence de l’enquête, mais ce qui permet d’explorer plusieurs facettes d’un même problème.
Cela implique une réflexivité continue sur :
- ce qui fait émergence dans chaque situation,
- la manière dont une hypothèse issue d’un contexte est mise à l’épreuve dans un autre,
- les déplacements de sens opérés d’un espace discursif à un autre.
Justification de la multiplication des “conditions expérimentales” dans une démarche abductive
Dans le cadre d’une démarche abductive, la multiplication des conditions d’observation — entendues ici comme des formats interactionnels et discursifs contrastés — constitue une stratégie méthodologique centrale. Loin d’introduire une dispersion, elle permet au contraire de renforcer l’ancrage empirique des hypothèses, en révélant les régularités, les déplacements et les points de rupture dans les dynamiques de catégorisation, de stigmatisation ou d’incompréhension.
Cette approche repose également sur une lecture ethnométhodologique des données. Comme le souligne Garfinkel (2001), les descriptions produites dans et par les activités sociales ne sont pas de simples récits ou représentations : elles fonctionnent comme des instructions. Autrement dit, elles montrent comment les membres d’un collectif organisent leur monde de manière intelligible, en rendant visibles les normes pratiques qui structurent leurs actions. C’est ce que Garfinkel désigne comme l’idée que « les descriptions sont des instructions » : elles ne se contentent pas de dire ce qui est, mais prescrivent comment le monde est sensé être compris et organisé.
”Appelons ce genre de paire une ‘action guidée par des instructions’ (instructed action) et appelons ‘praxéologisation d’un compte rendu descriptif’ le travail de lecture d’une description qui est un des constituants d’une telle action.” (Garfinkel, 2001, p. 41)
Dans cette perspective, la lecture praxéologique des données discursives devient un levier pour identifier les instructions implicites qui organisent l’expérience des acteurs. En multipliant les contextes, on rend possible l’identification des mécanismes interactionnels qui produisent — ou défont — la compréhension mutuelle, la reconnaissance des catégories, ou au contraire, leur disqualification.
1. Abduction et variation contextuelle
La logique abductive se distingue des démarches inductives ou déductives par son orientation vers la formulation d’hypothèses explicatives à partir d’un phénomène surprenant ou mal compris. Elle suppose une posture d’ouverture : ce n’est pas la régularité statistique ou la vérification hypothético-déductive qui fonde l’explication, mais la mise en tension de plusieurs cas contrastés.
Dans ce cadre, multiplier les contextes ethnographiques et les formats discursifs permet de :
-
Faire émerger des invariants interactionnels et discursifs (éléments récurrents dans différents espaces ou types de parole).
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Identifier les ajustements contextuels, les résistances, les déplacements de sens (ce qui ne fonctionne pas de la même manière selon l’espace ou les interlocuteurs).
-
Construire un faisceau d’hypothèses interprétatives localement situées, mais généralisables par analogie.
2. Descriptions praxéologiques et lectures comme instructions
Dans une perspective ethnométhodologique, les descriptions ne sont pas des comptes rendus neutres du monde : elles sont des productions sociales, indexées à des routines, des contextes et des formes de rationalité pratique. Les décrire revient donc à mettre au jour des instructions implicites de fonctionnement social.
La lecture praxéologique consiste à considérer chaque description comme un indice d’une manière de faire — et donc, dans le cas présent, à révéler comment les acteurs font exister les catégories diagnostiques, les mettent à l’épreuve, les rejettent ou s’y soumettent.
Ainsi, chaque corpus recueilli — qu’il soit interactionnel ou textuel — doit être lu comme une instruction sur la manière dont les personnes font face au discours psychiatrique et à ses effets.
3. Cartographie des conditions discursives et analytiques
Corpus / condition | Type d’analyse | Finalité analytique |
---|---|---|
Documents imprimés (affiches, brochures, flyers) | Analyse discursive | Identifier les formats figés de la prescription médicale ; observer les formes institutionnalisées de légitimation des catégories. |
Polémique en ligne sur l’autodiagnostic | Analyse discursive / polémologique | Comprendre les stratégies de réappropriation, de rejet ou de détournement des catégories dans les espaces numériques. |
Réunions entre soignants | Analyse conversationnelle (AC) | Observer la co-construction professionnelle des catégories, les usages implicites, les évaluations normatives partagées. |
Micro-interviews entre soignants et patients | Analyse interactionnelle | Repérer les lieux d’incompréhension, les reformulations, les négociations de sens autour des termes psychiatriques. |
Groupes de parole | Analyse conversationnelle | Étudier la subjectivation collective, les processus de légitimation/délégitimation entre pairs, les récits alternatifs. |
Ces formats ne sont pas choisis pour leur diversité seule, mais pour leur capacité à révéler des dynamiques différenciées et complémentaires, autour d’un même objet : la catégorisation en santé mentale dans un contexte d’intervention précoce.
4. Cohérence méthodologique et épistémologique
Ce design méthodologique répond à trois exigences centrales :
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Cohérence épistémologique : en s’inscrivant dans une perspective abductive, chaque variation contextuelle nourrit la production d’hypothèses explicatives fondées sur des régularités émergentes et des contrastes interprétables.
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Filiation théorique : cette posture s’appuie sur les traditions de l’analyse du discours située (Wagener, Pêcheux), de l’ethnométhodologie (Garfinkel), de l’analyse conversationnelle (Sacks, Schegloff), et sur l’ancrage praxéologique des descriptions sociales (Alidières).
-
Utilité analytique : les contrastes ne sont pas décoratifs, mais opérationnels : ils permettent d’observer les mécanismes implicites de stigmatisation, de malentendu, de résistance ou de reformulation dans des espaces de pouvoir inégal.
Conclusion
L’articulation entre la posture abductive (telle que définie par Peirce et relue par Hallée et al.) et l’approche ethnométhodologique permet de penser l’enquête comme un processus dynamique d’ajustement aux résistances du terrain. En concevant le doute comme moteur, et les hypothèses comme des productions contextuelles et révisables, cette démarche rend possible une compréhension fine des pratiques sociales telles qu’elles se construisent en situation.
Dans ce cadre, la multiplication des « conditions expérimentales » – formats interactionnels contrastés, dispositifs variés d’observation, espaces sociaux hétérogènes – n’est pas une dispersion méthodologique. Elle permet au contraire de faire varier les paramètres d’émergence et de formulation des hypothèses, en explorant ce qui se déplace, se reformule ou se stabilise d’un contexte à l’autre. En croisant les apports de l’abduction pragmatiste et ceux de l’ethnométhodologie, cette stratégie d’enquête vise à rendre visibles les logiques ordinaires de catégorisation, les processus de stigmatisation, et les malentendus qui traversent les pratiques discursives contemporaines en santé mentale.
Références
Garfinkel, H. (2001). Le programme de l’ethnométhodologie. Dans M. Fornel, A. Ogien & L. Quéré (Eds.), L’ethnométhodologie : Une sociologie radicale (pp. 31–56). La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.forne.2001.01.0031
Hallée, Y., Klitsch, A. & Vandewattyne, J. (2017). L’abduction de Peirce comme mode d’inférence et comme méthode et stratégie de recherche en sociologie : l’expérience de la négociation sociale en Belgique. Cahiers de recherche sociologique, (62), 203–224. https://doi.org/10.7202/1045620ar